Le lendemain, elles reprirent la route à travers la forêt et Tulia fut la première à se plaindre :
- Je me suis faite piquée par les moustiques, je suis épuisée, j'ai faim, j'ai soif, je sens mauvais...
- Vous devriez être habituée à force, lança l'autre acolyte toute supérieure.
Tulia lui jeta un regard noir avant de porter son attention sur Fenhara qui ne semblait pas être indisposée, plus que de raison, à la mauvaise nuit qu'elles avaient passée.
- Vous semblez très en forme Fenhara, moi qui pensais que l'excursion aurait mis à mal votre nature délicate... Vous n’avez pas faim ? Nous devrions peut-être trouver quelque chose à manger dans cette forêt.
Baissant la tête, Fenhara avoua dans un souffle :
- Je... Me suis déjà sustentée...
- Vous auriez pu avoir l'amabilité de partager votre ration non ? S'indigna Tulia.
- C'est que je mange des plantes ! Se justifia la jeune femme rousse rapidement.
Les deux autres compagnes s'arrêtèrent, interdites.
- Ah ça ! Dans la maison des horreurs, je vous présente Fenhara ! Souffla Tulia.
- Pourquoi en mangez-vous ? Cela vous rassasie-t-il ou est-ce par dépit ? S'inquiéta la troisième personne.
Cette fille leur sembla de plus en plus étrange, comment autant de douceur pouvait-elle se concentrer dans une beauté aussi candide ? C'était la première fois que les deux compagnes rencontraient une personne de la sorte. Elles avaient, en effet, toujours grandi en gardant dans la tête que les circonstances pouvaient amener à devoir se défendre et à protéger ce qui leur était cher, quitte à aller à l'affrontement. Tulia avait vécu des péripéties qui avaient développé son instinct de survie et Aténis, de par le travail de sa tribu commerçante, avait eu le loisir de se confronter à tout un type de personnage plus ou moins honnête et s'était ainsi forgé une personnalité affirmée. Mais Fenhara dégageait une telle aura de sincérité et d'innocence qu'elles en étaient stupéfaites. Elles n'avaient, à vrai dire, jamais rencontré ces qualités rassemblées en une personne. Apparemment, le monde était réellement vaste, pensèrent les deux acolytes en observant la jeune femme rousse.
- Non, ce n'est pas ça, commença Fenhara hésitante... En fait, j'aime les plantes.
- Moui, nous l'avions remarqué, mais à part ça ? Contra Tulia, railleuse tout en poursuivant sa marche et en écartant une branche.
Fenhara se demanda si elle devait leur révéler la vérité. La prendraient-elles pour une folle ? Qui ne le pourrait pas ? Hésita-t-elle. Non. Elle s'était fait la promesse de ne plus se dérober devant ses choix, elle n'allait pas se parjurer maintenant. Elle inspira un bon coup et débita :
- En réalité, j'ai un don, expliqua-t-elle sans relever la remarque de sa camarade. Je... J'arrive à comprendre les plantes.
- Comment ça ? Elles vous parlent ? Demanda doucement la jeune femme noire en ralentissant et en scrutant attentivement le visage de sa compagne.
- Oui en quelque sorte, réfléchit Fenhara un moment... Je les ressens en moi, j'ai comme une énergie nouvelle qui se diffuse dans mon corps lorsque je suis parmi elles, comme maintenant. J'ai l'impression de me nourrir littéralement de leurs essences vitales... C'est un peu difficile à expliquer...S'excusa-t-elle avec un petit sourire gêné, attendant que les deux autres compères se déchaînent.
Mais cette fois-ci, ses compagnes s'en abstinrent car elles ressentaient en réalité la même sensation lorsqu'elles faisaient appel à leurs propres dons et Atenis se demanda si leur rencontre était bien le fruit du hasard. Cette dernière se concentra de nouveau sur sa marche. Des plantes de couleur vert sombre leur barraient la route et semblaient constamment vouloir les retenir. Elles enjambaient des troncs d'arbres affalés et se servaient de lianes pour éviter les sols spongieux et glissants. Des épiphytes s'enroulaient aux arbres et semblaient vouloir les recouvrir tandis qu'au loin, une branche d'arbre s'écrasa au sol, ne pouvant plus soutenir le poids de ces intruses.
- Au fait, moi c'est Atenis, déclara subitement l'intéressée.
- Pas possible ! Votre intuition vous a indiqué que nous allions passer un petit bout de temps ensemble ? Lança Tulia feignant la stupéfaction.
La remarque arracha un sourire à Atenis. Dans le labyrinthe de Bourqua, elle s'était plus exprimée sous le coup de la colère que dans un réel but de froisser, mais elle réalisait maintenant le ridicule de son comportement. En réalité, cette petite aventure l'avait bien plus excitée que ce qu'elle voulait bien admettre, mais toute bonne chose ayant une fin, elle n'était pas fâchée de retrouver la civilisation... Pour le coup, non seulement elle avait perdu son pari avec son père, mais en plus, elle n'avait pas suivi ses recommandations et s'était dangereusement éloignée du port à la découverte d'une cité inconnue. Il ne s'agissait plus de son île dont elle connaissait le territoire, la culture, le peuple, mais d'un grand royaume dans lequel la prudence devait être de mise. Ils devaient tous être à sa recherche, inquiets, et les retrouvailles allaient être sanglantes. Son père ne lui pardonnerait jamais cette escapade. Atenis se voyait déjà lui proposer une date de mariage avec Joan pour le calmer... Elle massa ses tempes en pensant à la prochaine réunion familiale et sentit un début de migraine. Elle était la seule enfant de ses parents et il fallait l'admettre, tous ses caprices lui avaient toujours été concédés et, même si son père simulait la fermeté envers elle, il était évident qu'il la chérissait plus que tout. Il était heureux lorsque sa fille s'intéressait à son travail et il faisait en sorte de lui apprendre tous les rouages d'une vie de marin et de marchand. D'autant qu'elle faisait preuve de curiosité et s'était révélée capable de diriger un bateau à un très jeune âge, au grand plaisir de son père. Elle savait que n'ayant pas eu de garçon, il s'était fait une raison et ne s'était pas attendu à ce que sa fille s'intéresse à son activité. Même si sa véritable passion était la découverte des histoires anciennes de son peuple, Aténis était extrêmement heureuse de se retrouver aux côtés de son géniteur et de l'entendre raconter avec fougue les exploits maritimes de leur peuple. Père et fille savaient que, même si elle se comportait souvent comme une tête de mule, elle était capable de répondre présent en cas de difficulté et était une personne sur qui on pouvait compter. Cependant, cette relation de confiance allait être ébranlée par son escapade et elle s'évertuait déjà à rechercher des explications plausibles à présenter pour alléger la fureur de son père.
Des moustiques taquinaient sans relâche les trois jeunes femmes et une chaleur étouffante obligea Fenhara à déchirer le bas de sa robe. Atenis l'observa à la dérobée. Était-ce le reflet des plantes ou des veines vertes semblaient pulser sous la peau de ses mains ? Elle était d'une beauté à couper le souffle et dégageait une aura de vulnérabilité, mais la jeune femme ne se fiait jamais à ce genre d'apparence. Elle était persuadée que sous cette abondante chevelure rousse se cachait quelque chose d'autre qu'Atenis n'arrivait pas à déchiffrer. Son instinct lui soufflait qu'elle pouvait se montrer beaucoup plus forte que ce qu'elle paraissait. Bah, qui pourrait deviner ? De toutes les façons, cette aventure prendrait fin et elles retrouveraient chacune leurs vies respectives, elle ne devait plus s'en préoccuper maintenant... Coupant le fil de ses pensées, elle fronça les sourcils tout à coup et épia les alentours, aux aguets.
- Quelque chose ne va pas ? Demanda Tulia qui l'avait vue ralentir.
- Il y a... J'ai un mauvais pressentiment, nous devrions peut-être accélérer le pas.
Toutes à l'affût, elles accélérèrent leur progression, inquiètes de l'avertissement d'Atenis, mais ce fut au tour de Tulia de pencher la tête d'un côté.
- Quelque chose vient vers nous, hâtons-nous un peu plus !
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Fenhara, déjà essoufflée.
- Je ne sais pas mais ils ont l'air d'être plusieurs.
- À votre avis les soldats ?
- Non, ils sont beaucoup trop rapides ! Et tous les oiseaux se sont tus, ce doit-être des animaux !
Ce faisant, elles enjambèrent et sautèrent plusieurs obstacles, s'écorchant les jambes au passage mais la peur les rendait hardies et ce fut Fenhara qui les prévint soudain :
- À gauche ! Je vois des pierres, peut-être une bâtisse !
Elles changèrent alors de direction pour se diriger vers la construction à vive allure tandis que les feuilles et les branches derrière elles s'agitaient furieusement pour dévoiler quelques instants plus tard une horde de bêtes sauvages. Fenhara se retourna et hurla de terreur à leur apparition tandis que les deux autres jeunes femmes ouvrirent de grands yeux en découvrant les animaux :
- Qu'est-ce que sont que ces « choses ?! Cria Tulia.
Ils semblaient être une dizaine et se déplaçaient rapidement à quatre pattes à la fois dans les arbres et sur terre. Un peu plus grand que des êtres humains, leurs membres paraissaient démesurément longs et une excroissance volumineuse et parsemée de pustules était présente au bas de leurs dos. D’une couleur verdâtre, qui leur permettait de se camoufler dans cet environnement forestier, ils étaient dépourvus d'oreilles et des yeux reptiliens occupaient tout l'espace de leurs visages lisses. Remarquant leurs déplacements silencieux et l'absence d'orifice buccal, Atenis interrogea :
- Mais ils n'ont pas de gueule ! Pourquoi nous poursuivent-ils alors ?
- Je n'ai pas envie de le savoir ! Répliqua Tulia.
Dans leur course effrénée, elles se demandèrent alors si cette bâtisse existait réellement, après tout, dans sa peur Fenhara avait bien pu vouloir en voir une. Mais elles reprirent espoir lorsque le lit de végétation s'estompa brutalement pour laisser place à une structure de pierre de la taille d'une modeste chaumière. Elle était de forme carrée, mais plus les trois aventurières s'en approchèrent, plus elles constatèrent l'absence de porte.
- Mais où est la porte d'entrée ?! Paniqua Fenhara tandis qu'elles arrivèrent au pied de la bâtisse.
En effet, toute la structure n'était qu'un assemblage de pierres blanches et lisses sans ornement, sauf à l'endroit où aurait dû se tenir une porte d'entrée. Là, des symboles alignés en rangés et inconnus étaient gravés sur la pierre qui prenait une couleur noire à cet endroit.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?! S'énerva Tulia.
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle vit les premiers monstres débouler de la forêt.
- On est mal ! Se maugréa-t-elle en sortant sa dague, la peur au ventre mais prête à défendre sa vie.
Pendant ce temps, Atenis se concentrait sur les symboles tentant désespérément de déchiffrer les inscriptions qui pourraient lui donner un indice sur une hypothétique entrée.
- On dirait un alphabet, murmura-t-elle, plus pour elle-même tout en réfléchissant.
Du fait de leurs professions de commerçants, Aténis avait appris, dès le plus jeune âge, à parler plusieurs langues, mais ces écritures lui étaient totalement inconnues. Elle se retourna vers ses compagnes et leur annonça, haletante :
- Il s'agit d'un langage étrange que je n'ai jamais rencontré, nous ne pouvons rien en tirer !
- Nous devons-nous en allez alors ! Intervint Tulia. Fuyons !
- Mais ils vont nous rattraper ! Et ça en sera fini de nous, s'écria à son tour Fenhara.
- Et puis alors ?! S'exclama Atenis, ils n'ont même pas de gueule ! Que pourraient-ils bien nous faire si nous nous échappions ?
Mais au moment où elles tentèrent de s'enfuir, les animaux se tinrent en face d'elles à quelques pieds, s'approchant lentement, tels des prédateurs guettant les gestes de leurs proies. Derrière elles, le mur rendait impossible toute retraite, aussi Atenis et Tulia se tinrent prêtes à se défendre.
- Réfléchissez encore s'il vous plaît...Supplia Fenhara. Il doit bien y avoir une solution !
Elle était sur le point de fondre en larmes et ses deux autres compagnes en furent désolées, mais elles savaient qu'elles allaient y passer. Tout d'abord à cause du nombre de leurs adversaires, mais aussi à cause de leur gabarit, elles n'avaient aucune chance. Comme pour confirmer leurs craintes, l'un des animaux se détacha du groupe et, chose qui les fit frissonner, se mit sur ses pattes antérieures. De cette nouvelle position, il ressemblait à un être humain famélique, avec de longues jambes osseuses, des bras tombant jusqu'à ce qu'elles purent assimiler à des genoux et qui se terminaient par deux longues griffes. Il était plus grand qu'elles ne se l'étaient imaginé. Mais l'horreur fut atteinte lorsqu'elles découvrirent son abdomen, car elles comprirent alors pourquoi ces animaux étaient dépourvus de gueule sur le visage. En effet, une longue ligne présente partait de l’abdomen jusqu'au bas du ventre et l'animal émit un son rauque avec sa gorge, ce qui déclencha l'ouverture de la ligne, dévoilant ainsi des dents aiguisées s'alignant des deux côtés de la brèche. Atenis eut une moue de découragement tandis que le cœur de Tulia battait de plus en plus fort. De son côté, ne résistant pas à cette horreur, Fenhara hurla, ce qui lança l'attaque de l'animal. De cette horrible cavité buccale, l'animal propulsa une longue langue parsemée de ventouses animées vers Tulia qui se roula à terre pour l’esquiver, sans succès car l’organe s'enroula quand même sur son bras. Ayant une prise, la créature rapatria sa langue avec sa proie au bout tandis que les ventouses opéraient déjà leur travail de succions sur la chair de la victime. Cependant, ayant conservé son couteau dans sa main droite, Tulia sectionna la langue de la créature, faisant ainsi gicler son sang. La partie coupée de l’organe s'agita avec des spasmes furieux avant de s'affaisser sans vie dans sa mare de sang. Les trois jeunes femmes essuyèrent tour à tour les attaques des animaux, qui sous l'échec, se rapprochaient petit à petit. Ce fut Atenis qui se fit capturer en seconde, un prédateur avait réussi à l'immobiliser entre ses griffes. Cependant, bien qu'immobilisée, elle se débattit du mieux qu'elle le put et parvint à leur faire perdre l'équilibre... Aggravant ainsi sa situation. Il se tenait à présent au-dessus d'elle, s'agitant furieusement avec des râles pour se rapprocher un peu plus d'Atenis qui le maintenait à distance avec ses deux mains plaquées sur ce qu'elle pouvait identifier comme des épaules. Elle manqua alors de s'évanouir lorsqu’elle remarqua la langue du monstre émerger de sa gueule avec des bruits de succion immondes tandis qu’elle sentait son souffle humide provenant de sa gueule démesurément ouverte. Paniquée, Atenis chercha des yeux ses compagnes pour constater qu'elle ne pourrait pas obtenir d'aide de leur part car elles étaient aussi en mauvaise posture de leurs côtés. C'est lorsqu'elle abandonna tout espoir, les larmes au bord des yeux, qu'elle découvrit à sa droite, la dague que Tulia avait dû lâcher lors d’un combat, au niveau de sa tête, près du mur de briques. Et ce fut à ce moment-là qu'elle le découvrit. Sur le mur, tout en bas des écritures, une forme légèrement gravée qu'on ne pouvait apercevoir au premier coup d'œil car recouverte de poussière - et surtout dans un état de panique - mais qui était bien présente ; c'était une forme de main ! Elle pouvait très bien se tromper, mais ce petit espoir lui redonna le goût de vivre et elle dégagea rapidement son bras droit pour atteindre la dague tandis que l'animal, redoutant de voir sa proie s'échapper, lança son attaque. C'en était fini.81Please respect copyright.PENANAPkqCgylEfE