Ce matin, comme tous les jeudis matin, la place est bondée et on ne peut pas faire plus de quelques pas sans être bousculé. Les marchands crient de tous les côtés afin d’attirer le plus de monde possible sur leurs établis et cela me donne un mal de tête qui pourrait presque me faire renoncer à mon objectif. Nous ne sommes pas à la saison la plus chaude de l’année et pourtant, j’ai la sensation d’étouffer. Elric, qui se tient juste derrière moi, me donne une tape sur l’épaule en guise d’encouragement pour avancer. Je ne sais même plus pourquoi je me suis obligé à suivre moi-même la jeune femme alors que j’aurais pu envoyer Elric faire le travail tout seul. Ou bien, je l’aurais fait accompagner de Charles, il sait s’y prendre avec les filles. Il lui aurait pris les mains avant de la complimenter sur les traits de son visage ou sur la douceur de ses cheveux puis il aurait passé délicatement son bras autour de ses épaules tout en lui citant un poème parlant d’amour et de fleur. Mais désormais, il est trop tard pour faire marche arrière. Il ne me reste plus qu’à espérer que cette Rose Gauthier ressorte au plus vite de ce calvaire.
Après un dernier achat, elle décide enfin de partir pour rentrer chez elle. À croire que mes prières ont été entendues. Maintenant, nous n’avons plus qu’à trouver le meilleur moyen pour l’aborder et être sûr qu’elle accepte notre offre. En toute logique, elle ne devrait pas refuser. Nous la suivons depuis un mois, surveillant ses moindres faits et gestes. Je me suis procuré toutes les informations que je pouvais trouver sur elle et je pense la connaître bien mieux qu’elle ne se connaît elle-même. J’ai appris qu’elle a vécu toute sa vie dans la maison d’August Arlot et qu’elle y travaille en tant que domestique depuis ses onze ans. Bien évidemment, à cet âge-là, elle ne devait s’occuper que de petites tâches ménagères comme dépoussiérer les meubles et essuyer la vaisselle. Mais depuis quelques années elle s’occupe de la plupart des corvées dont les courses. Et avant de s’en aller au marché comme chaque jeudi, l’homme qui lui sert de maître ne peut s’empêcher de l’humilier. De plus, elle sait pertinemment qu’en rentrant, il ne se retiendra pas de dire quelque chose de désagréable. C’est pour cela que j’ai choisi ce moment pour l’accoster et pour faire ma proposition. En sachant qu’elle sera en colère et qu’elle éprouvera une certaine rancœur envers son patron, elle sera plus tentée de nous aider pour lui nuire. Même s’il va être compliqué de lui expliquer cela sans lui faire peur, nous devrions pouvoir nous en sortir assez facilement. Alors que nous prenions le même virage qu’elle a emprunté quelques secondes au paravent nous nous faisons interpeller par une voix féminine :
-Je peux savoir pourquoi vous me suivez depuis tout à l’heure messieurs ?
Je me retourne et reconnais la silhouette de la jeune domestique. Elle est appuyée contre un lampadaire que nous venons de dépasser. Perdu dans mes pensées, je n’avais pas fait attention au fait qu’elle n’était plus juste devant nous. Je ne comprends pas comment elle a pu nous remarquer alors que nous avons tout fait pour nous montrer discrets.
-Excusez-nous si nous vous avons surprise mademoiselle, mais à vrai dire il y a quelque chose dont nous aimerions vous parler. Répliquais-je.
-Et de quoi s’agit-il ?
-Tout d’abord laissait moi nous présenter, je suis Aléandre Navarro et mon ami se nomme Elric Morel. Si cela ne vous pose pas de problème, nous souhaitons discuter dans un endroit plus calme. Un café vous conviendrait ?
-Si vous ne me faites pas prendre trop de retard alors oui.
-Nous ferons au plus vite.
Je ne pensais pas qu’elle nous suivrait sans poser plus de question. De ce que je sais, c’est une femme assez naïve mais pas stupide. La curiosité l’a certainement attiré. Aussi, je suppose qu’elle se doute que si nous restons dans des endroits fréquentés, elle n’ait pas grand-chose à craindre. Je nous guide donc vers un petit café qui se trouve à proximité. C’est ici que j’ai pour habitude de rencontrer certains clients. Ceux dont je suis le plus proche et en qui j’ai un minimum de confiance. Le parton me connaît assez bien et me propose toujours une table à l’abri des oreilles indiscrètes. Une fois installé autour de la table, Elric nous commande trois boissons et je commence enfin mon explication.
-Mademoiselle Rose Gauthier, vous êtes bien aux services de M. August Arlot ?
-Comment connaissez-vous mon nom ?
-Disons que je sais beaucoup de choses sur vous et sur votre situation présente. Ne vous en faites pas nous n’en avons pas après vous. Nous aimerions juste vous demander de l’aide. Mon travail actuel fait que je dois m’infiltrer dans la maison de M. Arlot, mais étant donné qu’il y a constamment un gardien qui veille à ne pas faire entrer n’importe qui, j’aurais besoin que vous nous aidiez à nous infiltrer. Je sais que le seul moyen d’entrer est de passer par la grille et de traverser la cour qui mène à la seule porte d’entrée. Je ne vous demande pas grand-chose, simplement de détourné l’attention du gardien ou de nous faire passer pour des amis ou n’importe qui étant autorisé à entrer dans cette maison.
-Et quelle est cette mission ? Demanda-t-elle douteuse.
Je m’apprête à lui donner nos intentions, mais vu le regard que me lance Elric, il doit penser que ce n’est pas une bonne idée. Il est vrai que lui avouer qu’elle sera complice d’un meurtre pourrait lui faire peur. Alors on peut toujours lui dire qu’une partie de la vérité, mais vu le caractère qu’elle a je ne pense pas qu’elle accepte une moitié de réponse.
-Si vous ne me dites pas ce que vous voulez de M. Arlot alors je ne vous aiderai pas.
-Le problème est que notre réponse risquerait de vous faire peur.
-De plus, moins vous en savez moins vous pouvez être soupçonné de complicité. Ajouta Elric. Comprenez que si nous vous donnons les raisons de notre infiltration, nous prenons des risques. Vous pourriez très bien alerter la police de nos plans. Ou alors vous pourriez parler lors d’un possible interrogatoire.
-Peut-être, mais si je ne sais pas ce que vous prévoyez et que cela joue en ma défaveur alors c’est moi qui aurai de gros problèmes. Rétorque-t-elle.
Je pense qu’à présent, nous n’avons plus vraiment le choix. Si nous voulons entrer dans cette résidence alors nous allons devoir lui exposer notre projet. Surtout que je ne veux pas perdre plus de temps à trouver un nouveau stratagème. Et au pire si elle devient trop dangereuse, nous n’aurons qu’à la tuer également. Une de plus ou de moins ne fera plus une grande différence désormais. Je prends une gorgée de café puis lui répond honnêtement :
-Nous comptons tuer August Arlot sur ordre d’un de nos clients. Ne me demandez pas les raisons, je ne les donnerais pas.
-Donc vous êtes des tueurs à gages ?
-Disons que ça fait partie des services que nous proposons. Si vous avez besoin d’un peu de temps pour réfléchir, nous pouvons revenir vous voir demain matin.
-Je vous ferez entrer.
Elle n’a même pas pris le temps de réfléchir. Je savais qu’il y avait de grandes chances qu’elle accepte, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle dise oui aussi rapidement. Elle me regarde avec une mine déterminée tout en jouant avec une mèche de ses longs cheveux bruns. Je n’aurai jamais cru qu’elle éprouvait une telle animosité envers cet homme, il a dû lui faire endurer plus de chose que je ne l’imaginais. En-tout-cas, cela nous arrange grandement. Je lui donne la date de notre venue et lui demande également de me dire quel chemin nous devrons emprunter pour trouver notre homme. Une fois, cela fait, elle se lève et récupère son panier pour partir. Mais juste avant elle se tourne vers moi et dit qu’elle aimerait placer une condition.
-Cela dépend de quoi il s’agit, mais je suppose que nous pouvons nous arranger.
-Vous avez dit connaître beaucoup de choses sur moi donc je suppose que vous savez que je travaille là-bas avec ma mère. Je veux donc qu’aucun mal ne nous soit fait pendant votre intervention.
-Il n’y aura aucun souci avec cela. Nous avons prévu de ne faire qu’une victime et nous ne faisons que très rarement des erreurs.
Suite à ma réponse, elle nous salue et prend la porte. Je me tourne ensuite vers Elric qui a un sourire amusé sur les lèvres tout en buvant le reste de son verre.
-Qu’est-ce qui t’amuse ? Lui demandais-je sur un ton qui se veut proche de l’agacement.
-Je me disais juste que si tu avais porté une tenue plus adaptée à la situation, elle n’aurait jamais deviné qu’on la suivait. Tes erreurs sont rares mais stupides.
-Je ne vois pas où est le problème avec mon costume. Il ressemble à ceux que je porte tous les jours.
-Justement, il n’y a pas beaucoup d’aristocrates qui se rendent sur un marché. Si tu avais pris des vêtements de ma garde-robe comme je te l’avais proposé alors nous serions passé inaperçu. En plus, tu as choisi du rouge, la couleur la plus voyante de ta garde-robe.
Je grogne légèrement en sachant qu’il avait raison, mais je n’avais aucune envie de m’habiller comme un paysan alors que je n’en voyais pas la nécessité.
-Le plus important et qu’elle est acceptée sans faire d’histoires. On se fiche du reste.
Ma réponse lui fait lâcher un léger rire victorieux. Il sait très bien que je reconnais ma faute, mais qu’il est hors de question que je l’avoue. Une fois mon café terminé, nous nous en allons à notre tour pour rejoindre Wilfried qui nous attend dans la voiture. Je n’ai plus qu’à me préparer pour demain soir et cette affaire sera conclue.
Le lendemain soir, Wilfried et moi attendons sur le trottoir en face de la maison faisant semblant de regarder les vitrines de boutiques encore ouverte à cette heure-ci. Mlle Gauthier ne devrait pas tarder à venir nous chercher. Pour passer le temps, je regarde les titres des livres proposés dans cette librairie en cherchant un exemplaire intéressant que je ne possède pas déjà. Alors que je pense avoir trouvé un ouvrage pouvant me convenir, je sens Wilfried me tapoter l’épaule. Le vieil homme fait un signe de tête en direction de la maison que nous convoitons pour y attirer mon attention. Mlle Gauthier vient de revenir d’on ne sait où, les bras pris par un chargement imposant. Elle pose ce qui l’encombre sur le sol. De là où nous sommes, nous n’entendons que quelques bribes de la conversation, mais c’est largement suffisant pour que je comprenne qu’elle lui demandait de l’aide pour porter le tout à l’intérieur. Le gardien se gratte l’arrière du crâne, hésitant. Il balaie la rue d’un regard puis attrape l’énorme boite avant de suivre notre coopératrice dans la maison. Au moment de refermer la grille derrière elle, elle nous fait un petit signe de la main, nous montrant qu’elle ne la ferme pas à clé. Nous nous dépêchons de traverser et de nous faufiler pour ensuite nous cacher derrière un buisson le temps que le gardien ressorte. Une fois qu’il a repris son poste, nous entrons silencieusement dans la maison.
Mlle Gauthier doit être repartie à ces tâches afin de nous laisser la voie libre. Nous traversons le couloir dans le plus grand des calmes, nous dirigeant vers la salle à manger. C’est une maison plutôt grande et vide. De ce que nous a appris notre mois d’espionnage, ils ne sont que trois à travailler ici et M. Arlot est un homme divorcé et sans enfants. J’aimerais que la vie au manoir soit aussi calme qu’ici. Cela m’éviterait de me coucher tous les soirs avec des maux de tête persistants.
Maintenant, je me trouve face à la porte de salle à manger qui est fermé. Nous n’avons plus qu’à entrer, tirer et repartir comme nous sommes venus. Rien de plus simple. Je fais signe à Wilfried de passer devant. Il ouvre la porte et s’écarte pour me laisser la place. L’homme pour qui je viens ôter la vie me regarde avec surprise. Il y a une femme avec lui, sûrement la mère de Rose, qui est penchée au-dessus de la table afin de récupérer les couverts. Les traits de son visage sont déformés par la peur.
-Qui êtes-vous et comment êtes-vous rentré chez moi ?
-Enchanté August Arlot. Je pense qu’il est inutile de me présenter vue que dans quelques minutes à peine, mon nom ne sera plus qu’un lointain souvenir.
Je sors mon arme et la pointe directement sur lui. Le regard terrifié qu’il me lance et les supplications qu’il ne cesse de me répéter ne me font ni chaud ni froid. Après avoir commis un premier meurtre sans problème, les suivants ne sont que de vastes échos de celui-ci. La preuve en est que ceux qui sont face au canon ont toujours le même discours. Je presse mon doigt sur la détente et la détonation annonçant la mort retentit dans toute la pièce. Or, le sang qui commence à s’écouler sur le sol n’est pas celui d’August Arlot. Je n’ai pas eu le temps de m’arrêter dans mon action ou de détourner mon arme. À peine avais-je fait feu qu’il avait attrapé le bras de sa domestique et l’avait fait tomber devant lui, la laissant prendre le coup à sa place.
-Vous êtes un lâche. Affirmais-je.
-Ce n’est pas moi qui pointe mon arme sur un homme innocent ! S’indigna-t-il.
Sur ce point, il n’a pas tort. Je viens de tuer une personne innocente en voulant tirer sur une autre dont je connais à peine les pêchers. Je n’ai pas cherché des preuves aux accusations qui ont été faites sur lui, mais ce n’est pas la première fois que le nom d’August Arlot et mêlé à des dénonciations d’agression en tout genre. Mais cet imbécile n’a fait que gagner quelques secondes tout au plus. Maintenant qu’il n’a plus personne à utiliser comme bouclier, je me rapproche de lui toujours le revolver diriger sur son crâne.
-Écoutez, je ne sais pas ce que vous voulez, mais je suis prêt à tout vous donner en échange de ma vie sauve.
-Non, vous allez m’écouter. Tout d’abord, je ne trahis jamais la confiance d’un client donc une fois que j’accepte une offre, je ne m’en détourne pas. Ensuite, vous m’avez fait faire une erreur, et je ne supporte pas de commettre des erreurs.
Mes mots sont les derniers qu’il a entendus accompagnés du son mélodieux de la dernière détonation de la soirée. Je ressors de la pièce et en passant près de la cuisine, je croise le regard de Rose. Elle est accroupie sur le sol avec le cuisinier, un air neutre sur le visage. Je ne m’attarde pas plus longtemps en sachant très bien que je n’ai pas respecté la seule condition qu’elle m’avait donnée et qu’elle me méprisera autant qu’elle méprisait son maître en l’apprenant.
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