- Atenis ! On arrive, ordonne aux matelots de monter la cargaison, on va mouiller l'ancre !
Atenis entendit son père, depuis le ponton, lui crier ses recommandations tandis qu'elle achevait de relever les voiles. C'était fatigant un voyage à la mer, elle ne s'était pas imaginé que son père avait autant de responsabilités. Elle avait voulu le suivre, lui reprochant de ne pas être souvent présent auprès de sa famille, et lorsqu'il la retrouvait enfin, de ne pas avoir de temps à lui consacrer. Maintenant, elle comprenait mieux pourquoi ! Elle se rappela encore la critique qui lui avait valu de se retrouver dans cette situation :
- Cela ne doit pas être si fatigant d'aller déposer une cargaison à Bourqua et de revenir, bon sang !
- Ah, tu crois ça ? Avait rétorqué son père calmement tout en s'asseyant et en ôtant ses bottes. Ma fille, tu comprendras un jour que les choses ne sont pas aussi simples qu'elles ne le paraissent.
- Tu en fais toujours toute une histoire, mais en attendant, tu avais promis de m'accompagner visiter les grottes de l'alliance !
Les grottes qu'Atenis souhaitait ardemment visiter étaient fameuses pour avoir été le lieu où des alliances secrètes auraient été conclues entre certains royaumes et auraient même scellé le destin de nombreuses contrées. Le peuple d'Atenis y aurait joué le rôle important de médiateur et on pouvait, disait-on, encore voir sur les murs d'anciennes inscriptions étranges, seuls témoins des pactes passés. Cependant, ces grottes étaient difficiles d'accès, car elles étaient situées dans la crique d'une île entourée de récifs. Aténis n'était pas assez expérimentée pour pouvoir diriger un bateau à travers ces barrières naturelles et elle avait donc besoin du concours d'un marin expérimenté : son père.
- Écoute Atenis une autre fois veux-tu ? Je viens juste d'arriver, demain, ce sera idéal et puis si tu avais un époux...
La jeune femme leva les yeux au ciel à cette remarque.
- Non ! C'est aujourd'hui que je souhaite m'y rendre, et puis si tu avais mis au monde un garçon plutôt qu'une fille, je gage que tu ne me rabattrais pas les oreilles avec...
- Atenis ! Avait coupé sa mère en entrant dans la pièce et en lançant un regard compatissant à son époux. Ton père est fatigué, laisse-le se reposer ! En attendant, aide-moi à préparer le dîner.
- Écoute Atenis, je te propose un marché... Reprit son père en constatant que l'intervention de sa femme n'avait pas eu l'effet escompté.
- Quel genre de marché ?
- Viens avec moi pour la prochaine livraison et tu t'en feras une idée. Si tu trouves que ce travail est facile à exécuter, je ne t'embêterai plus avec cette histoire de gendre à notre retour... Du moins pendant un certain temps, et je t'emmènerai voir ces grottes.
- Et si je trouve cela épuisant ?
- Tu me promets d'étudier la question avec les cinq prétendants que je te présenterai, d'accord ?
Atenis avait dévisagé son père avec circonspection. Elle avait appris à connaître ses soudaines obsessions qu'il se créait au gré des marées et qui s'évanouissaient lorsqu'une autre idée le frappait. Il y avait quelques printemps, il s'était mis en tête de transformer toutes ses terres en terrains cultivables, mais hélas, son père était un marin marchand et non un agriculteur. Son projet s'était soldé par un échec, car travailler la terre demandait beaucoup de travail, du temps... Et une certaine dextérité, ce que son père n'avait pas. Mais avant de se rendre compte que son entreprise avait tourné au fiasco, il avait fallu voir passer plusieurs printemps, car il n'aimait pas l'échec. C'était un homme têtu et sa femme et sa fille avaient juste tourné les yeux au ciel avant de ricaner discrètement pour ne pas le vexer. Maintenant, il tournait son obsession vers elle et elle était sûre que cette idée avait germé dans la taverne du coin, un soir de pleine lune, un fût de bière à ses côtés et des amis en face... Elle allait lui faire passer cette idée fissa et il ne lui faudrait pas plusieurs printemps pour ça !
Le barbu à la tête buriné l'observait toujours avec un regard malicieux et il ne lui inspirait absolument pas confiance, elle savait parfaitement que ce marché cachait un vice quelque part. Elle le savait, parce que tout simplement elle agissait de la même manière pour obtenir ce qu'elle désirait, quel scélérat. Cependant, elle avait une occasion en or de se soustraire à la vie monotone de son village et de visiter d'autres contrées, c'était trop tentant...
- Très bien ! J'accepte ! Avait-elle répondu, lui tendant la main pour conclure le marché.
Son père la saisit vigoureusement et elle eut la désagréable sensation d'être tombée dans la toile de l'araignée... Elle n'aurait su dire si c'était son intuition qui le lui suggérait ou le sourire terriblement satisfait de son père qui se dessinait sur ses lèvres. Qu'à cela ne tienne, elle n'allait pas rendre les armes sans combattre. Aussi s'était-elle retournée alors qu'elle s'apprêtait à sortir de la pièce et, feignant d'avoir omis quelque chose, elle avait ajouté :
- Oh, et si tu crois que je vais te faciliter la tâche, c'est mal me connaître... Et ce n'est pas le matelot que tu as engagé aujourd'hui qui me fera changer d'avis.
Elle avait ajouté cette dernière réplique avec une voix mielleuse et pleine de satisfaction, car elle avait surpris son père, un peu plus tôt cet après-midi, demander à Joan de venir avec lui pour sa prochaine livraison. Joan était un jeune homme âgé de deux printemps de plus qu’elle, mais bien qu'il fût charmant, il était d'un naturel timoré et semblait très effacé. Complètement incompatible avec le caractère d'Aténis, elle n'en ferait qu'une bouchée. Non, elle avait trop de scrupules. D'ailleurs, elle était sûre que son père avait pris cette décision unilatéralement et que le jeune homme devait être trop timide ou poli pour refuser. Tiens, d'ailleurs Joan était le fils de son meilleur ami, celui avec qui il passait ses soirées de beuveries... Son père était vraiment... Pensa-t-elle en serrant les dents et les poings. Elle était venue à la conclusion que s'il avait accepté qu'elle l'accompagne à ce voyage, c'était certainement parce qu'il s'attendait à ce que le jeune homme fasse la cour à sa fille pendant tout le trajet. Elle eut donc la satisfaction de voir le sourire victorieux du vieux marchand s'effacer aussi subitement, avant de sortir de la pièce.
- Le diable soit de cette petite peste ! Avait-il sifflé. Comment a-t-elle su ?
L'enlaçant par-derrière, sa femme lui avait alors rétorqué :
- C'est peut-être qu'elle te ressemble horriblement. J'ai l'impression de voir exactement deux renards se sourire tandis que chacun use de toutes les astuces possibles afin d'avoir le dernier mot !
- Elle va me rendre fou un de ces jours. Heureusement que j'ai plus d'un tour dans mon filet de pêcheur !
Sa femme sourit à la remarque, elle savait parfaitement que son mari et sa fille appréciaient leurs joutes verbales, les stratagèmes qui mettaient à genoux leur adversaire et une fois le résultat des paris sortis, ils se mettaient à commenter les ruses qui avaient été utilisées. L'un s'émerveillant de l'entourloupe dans lequel il était tombé, l'autre s'extasiant sur la méthode utilisée par son père et se promettant de la réutiliser à une autre occasion. Sa femme secoua la tête, c'étaient des moments de tête-à-tête dont elle était exclue mais que sa fille ne ratait absolument pas. Elle était toujours présente au retour de son père et semblait être animée d'une nouvelle vitalité. Cependant, lorsque son mari était absent, sa fille préférait partir à la découverte de leur île et passait son temps dans les montagnes des environs avant de retrouver le chemin de la maison, ce qui ne manquait pas d'inquiéter la mère d'Atenis.
- qu'allons-nous faire pour elle Mirivin ? Elle m'inquiète, elle disparaît toute une journée, parfois sans prévenir et lorsqu'elle est présente, semble plongée dans de profondes pensées sans que je n'arrive à l'en sortir... Elle ne s'intéresse pas à la vie du village et ne fréquente personne. Avec une attitude pareille, je me demande si elle ne va pas devenir de plus en plus solitaire...
Mirivin considéra les rides du front de sa femme se plisser sous l'inquiétude.
- Ne t'inquiète pas, c'est une jeune femme intelligente. Elle saura trouver sa voie, j'en suis sûr.
- Cela veut-il dire que tu n'envisages pas sérieusement cette histoire de prétendant ? Demanda-t-elle surprise.
- Bien sûr que non ! Elle est seule maîtresse de ses choix ma chérie...
Revenue de ses souvenirs, Atenis se dit qu'elle allait sûrement perdre son pari, car à peine accosteraient-ils dans ce port qu'elle se chercherait une auberge où dormir tout son saoul. Elle se demanda même si elle aurait le temps de visiter cette nouvelle contrée, Bourqua. Elle avait déjà eu l’occasion d’accompagner son père pour livrer des marchandises dans d’autres territoires, mais il s’agissait plus de villages dont la distance de voyage ne dépassait pas les quatre jours de bateau. Jamais Atenis n’avait voyagé aussi longtemps et aussi loin. Surtout vers une véritable cité d’une telle ampleur et elle ne souhaitait pas rater l’opportunité de découvrir à quoi ressemblait une ville royale.
Ils avaient encore quelques jours à passer dans ce pays avant de lever l'ancre et de rentrer chez eux. Tout l'équipage était désireux de se dégourdir les jambes, aussi, tout fut prêt en un temps record pour pouvoir débarquer.
Tandis que la cargaison s'empilait sur le port, son père s'esquiva pour parler affaires avec le client qui l'invita à se rendre dans son établissement et Atenis fut chargée de veiller à ce que les hommes de ce dernier prennent les bonnes marchandises. Son père transportait tout un tas de produits de guérison qu'Aténis avait depuis longtemps renoncé à répertorier. Ils étaient fabriqués pour la plupart dans leur contrée qui excellait dans la préparation de ces substances. Leur village était ainsi connu par-delà les océans grâce à la fabrication d'une poudre rouge qui luttait efficacement contre les fièvres et d’autres petits maux bénins. D'ailleurs, des légendes existaient sur leur peuple, comme par exemple que certains de leurs ancêtres avaient détenu des pouvoirs extraordinaires de voyance ou de guérisons. Ce folklore avait participé à leur renommée et ils avaient donc toujours été considérés comme des mages. Aténis ne s'était jamais réellement posé la question de la véracité de ces légendes... Tant que cela faisait vendre. Elle s'adossa à une caisse tout en tentant de profiter du souffle d'air frais qui lui caressait le visage. De doux effluves provenant de la mer imprégnaient le port et un soleil éclatant baignait la ville de ses rayons. Des dames habillées de vêtements aux coloris chatoyants se mêlaient aux marins et des hommes venus de part et d'autre de la mer. Tout en s'étirant, Aténis avisa un groupe d'hommes vêtus de longues capes noires dissimulant des épées dorées dans leurs fourreaux. Curieuse, elle demanda au second de l’équipage qui se tenait proche d'elle :
- Dis-moi Engre, qui sont ces hommes ?
Ce dernier, occupé à soulever une grosse caisse, leur jeta un coup d'œil rapide.
- Ce sont des émissaires du roi d'Athride.
- Le pays d'Athride ? Ne sont-ils pas un peu éloignés de leurs terres ? S'enquit-elle, plus intéressée d'avoir trouvé un sujet de conversation qui lui permettait de faire une pause.
Le matelot s'arrêta et s'approcha d'elle pour lui répondre sur le ton de la confidence :
- En réalité, il se pourrait qu'une guerre se prépare et le roi de Bourqua se cherche déjà des alliés...
Atenis ouvrit grand les yeux :
- Mais une guerre contre qui ? Si une guerre éclate, nous ne pourrons plus nous approcher de Bourqua ?!
- Eh bien, il se pourrait bien hein, mais rien n'est sûr.
- Et pour quelles raisons une guerre pourrait-elle éclater ? Contre qui d'ailleurs ?
- On raconte que les villages proches des frontières de Bourqua se font attaquer par de mystérieux bandits. Les attaques deviennent de plus en plus fréquentes et l'on pense qu'il s'agirait en réalité de soldats du pays voisin déguisés en bandits de grand chemin afin de ne pas se faire découvrir. D’ailleurs, des témoins auraient reconnu des soldats sous leurs déguisements. Le pays voisin est Vanon et ces derniers sont connus pour ne pas avoir digéré la solde exigée par le roi pour l'accès au port de Bourqua. Je ne pourrais t'en dire plus, c'est la rumeur qui circule en ce moment, il n'y a pas encore eu de déclaration officielle sur le sujet. Mais cela ne m'étonnerait pas que Bourqua tente d'amasser en secret des preuves avant de répliquer. Et si tu observes bien, tu noteras une recrudescence de soldats qui circulent dans la ville.
Sur ces confidences, Engre repartit à ses occupations, laissant Atenis perplexe. Elle ne s'était jamais douté qu'une guerre puisse éclater un jour, car toutes les contrées avaient signé un pacte de paix et le roi de Bourqua s’était mis un point d'honneur à vivre en parfaite harmonie avec ses voisins. L'un des rois se serait-il parjuré ?
Elle en était à là dans ses réflexions lorsqu’un grand fracas se fit soudainement entendre et elle se retourna pour constater qu'un bateau avait heurté celui de son père.92Please respect copyright.PENANAPvFgqmJyHB